Il faisait quinze degrés. La baie vitrée de la pièce à vivre encadrait le jardin orienté à l’est. Les verts étaient encore variés, des tendres, lumineux, d’autres déjà plus foncés comme ils le seraient tous d’ici quelques semaines, quand l’été pèserait sur la végétation et le reste du vivant. Il quitta le couloir qui donnait sur l’extérieur, elle prit une autre porte.
— Tu viens ?
— J’arrive.
— On dit ça…
— J’arrive, fit-elle encore par une fenêtre entrouverte.
Il détacha les vélos du tronc d’arbre auquel ils étaient cadenassés pour la nuit.
Elle sortit en ajustant son sac à dos.
— Il faut vraiment qu’on fasse quelque chose pour ces toilettes.
Les deux cyclistes mirent leurs casques et s’éloignèrent rapidement, dans le bruit régulier de leur mécanique entretenue.
Le réservoir de la chasse d’eau finissait de se remplir et laissa bientôt le silence s’installer dans la salle de bain embrumée par la douche. Les gouttelettes en suspension portaient encore un rien de pomme, de magnolia, d’herbe sauvage. Personne n’était là pour le sentir ni pour voir disparaître lentement du miroir les traces d’anciens mots tendres, asséchées par l’air extérieur qui entrait par le bâillement de la fenêtre.
Les toilettes que le couple envisageait de changer étaient nées de l’esprit hygiéniste d’outre-Rhin ; leur cuvette à fond plat permettait d’examiner ce qui, des agapes de la veille, n’avait pas été assimilé. L’efficacité allemande était souvent prise en défaut et il était courant qu’une trombe d’eau ne suffise pas à chasser d’un coup ce que les égouts recueillaient. L’érosion commençait alors son long travail, sous le couvercle de bois laqué : un fond d’eau délitait, à son rythme, ce qui restait collé à cette faïence d’une autre époque.
Ils roulaient côte à côte sur une piste cyclable qui longeait un ruisseau. La ville qu’ils habitaient muait depuis quelque temps. On laissait l’herbe pousser par endroits et la rivière retrouvait, au gré d’aménagements, son cours et ses berges naturelles.
— On va se renseigner pour les toilettes ce soir ?
— Je peux être au magasin vers 18 h 15…
— Je t’attendrai là-bas. À tout à l’heure !
Les deux cyclistes s’envoyèrent un baiser de la main et filèrent chacun vers leur occupation. Il continuait sur la piste cyclable, elle bifurqua vers les quartiers sud en empruntant un petit sentier qui coupait à travers une friche.
Le campus où il travaillait touchait le centre-ville ; dix minutes de bicyclette lui suffisaient pour passer de la maison à ses écrans.
— Salut, ça va ? Ça dit quoi ?
— Un 3 à Pau, un déminage à Dunkerque, et une visite.
Le mur qui faisait l’angle avec les fenêtres était couvert de moniteurs informatiques de grande taille : une carte du pays, des graphiques linéaires présentés en rangées, des listes d’indicatifs à trois ou quatre lettres, suivis de données scientifiques… Son collègue et lui analysaient les ondes sismiques du pays. Ils faisaient le tri entre les séismes naturels et ceux dus à l’action de l’homme. Les naturels, ils les localisaient le plus finement possible en recoupant les heures d’arrivée des ondes aux différents sismomètres répartis sur le territoire. Ils renseignaient le catalogue national de la sismicité pour que les scientifiques puissent notamment déterminer l’emplacement des failles actives.
— À quelle heure ils viennent ? C’est qui ?
— Des licences 2 de chez nous. Ils ne devraient pas tarder.
— Tu veux un café ?
Son téléphone émit le bruit léger d’une goutte d’eau, c’était un message : « j’ai oublié une réunion ce soir, pas possible d’être là avant 20 h… » Il répondit un truc un peu amer au sujet de la disponibilité de sa compagne et alla chercher deux cafés à la machine.
Après le terrain vague qu’elle traversait en diagonale venaient une zone industrielle puis le quartier où elle travaillait. Chaque matin, chaque soir, elle pédalait vingt minutes de plus que son compagnon. Ils avaient bien cherché une maison à distance égale de leurs lieux de travail, mais n’étaient pas parvenus à un meilleur résultat. Elle pensait de temps en temps au vélo électrique, mais tant que ça allait comme ça, elle préférait garder l’argent pour des vacances. En tout cas, elle serait à l’heure pour son premier rendez-vous.
Une dizaine d’étudiants gravitait autour des écrans ; il venait de leur expliquer la répartition des stations sur le territoire.
— Mais la station d’ici, elle sert encore ?
Il aimait bien discuter avec eux – l’aspect transmission, sans doute, qui l’élevait de la technique pure.
— Pas vraiment, on ne la maintient plus que pour satisfaire à notre mission d’observatoire. Il y a un sismomètre ici depuis soixante-dix ans, alors…
— Mais quelqu’un l’utilise, cette série de données, demanda une étudiante ?
— Il n’y a pas d’étude dessus pour le moment, mais peut-être un jour…
— Même avec le bruit sismique qu’il y a ici ?
L’étudiante parlait de tout ce qui parasite l’enregistrement des mouvements de la terre : les tramways, la circulation automobile et même les piétons, tellement les sismomètres étaient précis.
— Ça peut être une étude sur l’évolution du bruit sismique…
Alors que l’analyste complétait sa réponse, le directeur de l’institut passa la tête par la porte et lui fit un signe ennuyé.
— Il y a quelqu’un pour toi…
Deux gendarmes étaient là.
— Bonjour, vous êtes bien Bastien Mallet, le compagnon de Magali Cordier ?
Les muscles de son corps entier se liquéfièrent, son regard se posa sur le visage du gendarme, qui ne se déroba pas. Les étudiants ne faisaient plus un bruit, à peine entendait-on le ronronnement des serveurs informatiques voisins de la salle d’analyse.
Il finit par demander ce qui s’était passé, et s’il pouvait la voir. Après avoir évoqué les circonstances telles qu’elles étaient connues pour le moment – un camion en livraison à contresens, associé à une visibilité perturbée par un autre poids lourd stationné en angle, le gendarme précisa :
— Le choc initial n’a pas été très violent, selon les témoins, mais… Je suis désolé, c’est très dur à entendre. Votre compagne aurait été déstabilisée, en tout cas, elle est tombée et le camion ne s’est pas arrêté immédiatement. Il s’est passé quelques secondes. Une roue a touché la tête. Bastien attendait la suite, le gendarme cherchait ses mots.
— Enfin, touché… Le camion a continué sur sa lancée.
Il lui fallait plus de précision.
— Il a roulé sur… Le casque n’a pas suffi.
À cet instant précis, il eut la première de ces pensées fulgurantes qui reviendraient ensuite, sans prévenir, dans un mélange d’effroi et de honte étouffée. Quand il entendit parler du casque, il pensa aux noisettes qu’on écrase après avoir fait éclater la coque sous une trop grosse pression.
Il se précipita aux toilettes, suivi par le directeur qui ne voulait pas le laisser seul. Un étudiant demanda aux gendarmes :
— Mais le chauffeur ne l’a pas vue ? Pourquoi il ne s’est pas arrêté tout de suite ?
— Il dit avoir tourné la tête vers une personne qui a crié « attention ! » Ça lui aurait pris deux secondes, mais quand il a compris la situation, c’était trop tard.
Rester dehors, rentrer chez lui… Le monde semblait n’avoir pas changé. Il n’y avait pas d’hôpital où aller, pas encore de corps à voir, juste une annonce officielle. Une autopsie serait faite, qui n’enseignerait pas grand-chose, il le savait. Le matin, elle ne prenait que du café et des fruits.
Entre deux spasmes, son cerveau était le chaudron des pensées les plus étranges qu’il avait jamais eues. Si elle n’avait plus de tête, qu’allait-il pourrir en elle ? Qu’allait-il retourner à la nature ? Il se focalisait sur ce visage qui avait disparu. Il ne voyait que ce qui n’était plus là, il imaginait se parcheminer la peau encore jeune qui avait arrêté de vieillir, et d’un coup, il réalisait qu’il n’y avait plus de visage, que rien ne sécherait lentement sous la terre. Il ne savait pas comment chasser ces pensées. Elles arrivaient, cinglantes, et s’évacuaient en disséminant leur poison dans des méandres inexplorés qui se révélaient à lui pour la première fois.
Il rentra à la maison le lendemain soir. L’obscurité de la nouvelle lune effaçait le jardin, mais un voisin avait déposé une bougie sur la rambarde de la terrasse. Pris de nausée, il ouvrit la porte d’entrée et se pressa vers la salle de bains.
L’air nocturne du printemps s’était immiscé dans la pièce non chauffée. Il ne restait du parfum de la veille qu’un peu de la note de fond ; plus aucune trace de la fraîcheur de l’herbe sauvage. Il s’agenouilla devant les toilettes et souleva le couvercle bleu Majorelle qu’elle avait choisi. Sur le fond plat, reposait, désagrégée par l’eau, la dernière crotte de celle qui n’en ferait plus. Il la regarda un instant et parvint à se relever assez vite pour finalement vomir dans le lavabo.
Plus tard, assis sur le rebord de la baignoire, le regard au-delà de tous les murs, il se demanda comment il allait faire.
Sylvain Sailler
Strasbourg, printemps 2017.